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2 novembre 2012

Attention et lecture numérique (Alain Giffard, 2012)

Giffard Alain, 2012. Attention et lecture numérique. Séminaire préparatoire aux Entretiens du Nouveau Monde Industriel, ENSCI-Les Ateliers, Paris, 28 mars 2012

Alain Giffard aborde la question de l’attention du lecteur et de son évolution dans le contexte de la lecture sur écran.

La logique des lectures dites « industrielles » (en référence à la production des lectures automatisées par les robots et à leur industrialisation par les plateformes en ligne) crée un « conflit des attentions » qu'Alain Giffard explique ici par un conflit des cultures.

La période actuelle est marquée par une transition culturelle, mettant le lecteur aux prises avec des chaînes d’attention contradictoires :

  • d’une part l’attention orientée texte, héritée du christianisme et pour laquelle la lecture, associée au livre papier, est indissociable de la méditation et de la « pratique de soi » ;
  • d’autre part l’attention orientée média, représentative des nouvelles logiques de lecture et dans laquelle le lecteur est constamment sollicité et détourné de sa lecture.
Notes de lecture 

Alain Giffard prend comme point de départ les références suivantes :

  • différents travaux scientifiques sur le syndrome du déficit de l’attention, de l’hyperactivité
  • Maggie Jackson : Distracted : the erosion of attention and the coming dark age, 2008
  • Nicholas Carr : Internet rend-il bête ?, 2011

Il y a un problème d’attention lorsqu’il y a un conflit des attentions, il y a un conflit des attentions lorsqu’il y a un conflit des cultures.

Le conflit des attentions à l’époque du développement du christianisme

= conflit entre la culture chrétienne et la culture antique
Cassien décrit la situation d’un jeune moine novice qui n’arrive pas à prier à cause d’images de la culture païenne (Ovide, le « grand tentateur »).

La tentation vient de la cultura : ce n’est pas seulement la culture officielle de Rome, c’est aussi le « petit culte familial », là où le culte et la culture se rejoignent (culte dont le paterfamilias est le prêtre).
→ on cultive les arts et les lettres, dans l’idée de se cultiver soi-même

Métaphore de la chaîne : au-delà du conflit de représentations (risque de zapper d’un espace de représentation à un autre), il y a un conflit de normes : on passe d’un espace normé à un autre espace normé. Le mot « distraere », étymologie latine de « distraire », signifie d’ailleurs « délocaliser » d’un point de vue juridique.
→ la proximité du thème de l’enchaînement avec celui de l’attention est central
Il y a domination, maîtrise dans l’attention : « il faut savoir vivre avec ses chaînes » (Nietzsche). Se désenchaîner, c’est quitter un espace de représentation, mais aussi un espace normatif, c’est-à-dire un format des manières d’être attentif pour un autre.

Différentes propositions ont été faites aux premiers siècles du christianisme pour résoudre ce conflit
Proposition de Saint Augustin : il fait une innovation qui consiste à s’appuyer sur une certaine théorie littéraire pour proposer une certaine conception de l’association de la lecture, de la méditation et de la mémoire.
Le lecteur chrétien dilate le temps (du récit temporel) de sa lecture, par analogie avec la dilatation temporelle qui se produit par l’incarnation de Jésus (l’éternité faite homme). La lecture, la méditation, la concentration sont des « techniques de soi » qui sont discrétisées, séparées les unes des autres.
L’innovation fondamentale de Saint Augustin consiste à placer la méditation au cœur du processus de la lecture et à la placer comme finalité de la lecture : cette proposition provoque la dilatation du temps de conscience. En lisant, on se transforme soi-même et on transforme la mémoire → ce que le lecteur « garde » forme sa conscience de lecteur.

La méditation est le mot latin qui traduit « la veille, l’exercice » → sur « veiller, surveiller », on renvoie au soin de soi, au souci de soi, mais aussi à l’attention, au fait de faire attention. Prendre soin de soi, c’est faire attention à ce qu’on dit et ce qu’on pense (surveillance de soi).
Les confessions de Saint Augustin sont une autobiographie de lecteur, elles mettent en scène un lecteur qui pratique la lecture comme technique de soi, comme pratique de soi.

Saint Augustin est frappé par Ambroise qui pratique la lecture silencieuse.

Par ailleurs, l’objectif de Saint Augustin est de retourner les armes des païens contre eux-mêmes.
→ une certaine technologie de contrôle de l’attention doit être utilisée pour passer d’une culture à une autre

Quelles leçons peut-on en tirer pour la période actuelle ?

À Herbert Simon (prix Nobel d’économie) est posée la question : comment aurait-on pu faire, quelles informations aurait-on dû donner à Johnson pour que les Américains ne perdent pas la guerre du Vietnam ? À cela il répond : il y a une surcharge d’informations – au point qu’elles en perdent leur valeur → l’information consomme une ressource qui est l’attention.
Selon Simon, il faut développer des dispositifs attentionnels pour faire le tri, pour retraiter cette information. L’idée d’économie de l’attention est implicite dans ce positionnement.

L’économie de l’attention n’est pas la situation dans laquelle l’information et la culture sont les produits d’appel pour le marketing et pour la consommation en général. En revanche, l’économie de l’attention correspond à une situation dans laquelle une information est diffusée, le destinataire met en place un dispositif pour trier cette information, un opérateur intervient pour aider ce destinataire (moteur de recherche ou de recommandations) : ayant classé ce service, cet opérateur revend à un tiers (généralement le marketing) l’attention ou la connaissance de l’attention qu’il a du destinataire → idée de faire glisser les gens d’un domaine à un autre (exemple : Google, Amazon, Apple).

Par rapport à l’économie de l’attention, comment se situe la lecture numérique ?
Les lectures industrielles reposent sur la notion d’industrialisation des lectures, i.e. lorsqu’il y a production de lectures automatisées (ex. : robot de Google) et lorsqu’elles conduisent à l’industrialisation des lectures humaines (revente des lectures et des lecteurs selon le modèle de l’économie de plateformes). L’objectif de ces industries de lecture est bien de détourner le lecteur de sa lecture, et même l’acte de lecture de sa pratique pour autant qu’elle constitue une subjectivité du lecteur.

→ la surcharge cognitive dans la lecture numérique rend difficiles l’association lecture-réflexion, le triangle lecture-réflexion-mémoire et la lecture comme technique et comme pratique de soi (association réflexion-lecture pointée par Nicholas Carr).

Conclusion

Autour de la question des jeunes lecteurs – et à partir de la baisse réelle de leurs performances de lecture – se développe une « forme de malédiction » : on dit du mal des jeunes. Comme dit Maggie Jackson, les jeunes sont « distracted », c’est-à-dire distraits, mais au-delà, ils sont « fêlés ».

Y a-t-il dichotomie entre être attentif et être distrait ? En fait, il y a conflit entre la culture classique (et celle du livre imprimé) et la culture industrielle (et celle du numérique, de la télévision). Ce conflit se manifeste par un conflit des attentions, peut-être représentatif de cette période de transition = difficulté à vivre parmi les différentes chaînes d’attention. Le lecteur est tiraillé :

  • entre l’attention classique qu’il vit comme une attention orientée texte – car le livre est un médium qui est capable de se faire oublier (on lit, on lève les yeux et on médite) ;
  • et l’attention orientée média – qui prend une place trop grande, car c’est au lecteur de finir le travail (soit adopter une position critique par rapport aux lectures industrielles, soit accepter de se laisser détourner de sa propre lecture).

Expérience menée par Alexandra Saemmer (Université de Saint-Denis) a demandé à des étudiants de lire des journaux en ligne (avec liens hypertextuels) et de dire, pour chacun des liens hypertexte, de dire :

  • ce à quoi ils s’attendaient à trouver au bout du lien ;
  • ce qu’ils ont trouvé ;
  • ce qu’ils en pensaient.

La première question montre qu’il y a une communauté de lecteurs : tous s’attendent à la même chose (autrement dit que l’espace soit normé de la même manière). En pratique, il y a incompréhension entre lecteurs et rédacteurs (les liens ne correspondent pas à ce à quoi ils s’attendaient)... et les lecteurs sont mécontents.

→ conflit des attentions, i.e. entre une attention (vécue comme) orientée texte et une attention orientée média : dans cet exemple, la surcharge cognitive est d’autant plus grande que les inférences du lecteur sur le lien hypertextuel sont compliquées par le détournement normatif de la technologie hypertextuelle (en gros, le journaliste exploite le lien hypertextuel à sa guise, alors que le lecteur en attend un usage normé... d’où la surcharge cognitive qui exacerbe le conflit des attentions).

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